Sans combustible pas d'électricité nucléaire (17/08/2024)
Lorsque l’on pense nucléaire, on pense d’abord réacteur. C’est normal puisque les réacteurs sont des objets complexes de haute technologie, qui représentent l’essentiel du coût de production. Mais comme pour une voiture qui a besoin de combustible pour avancer, un réacteur a besoin d’un combustible pour produire de la chaleur puis de l’électricité. Les étapes de la production du combustible constituent ce que l’on appelle l’amont du cycle – avant son utilisation dans le réacteur. Contrairement à une voiture à essence le combustible nucléaire n’est pas brûlé et ne « disparait pas ». C’est pourquoi il y a un aval du cycle, c’est-à-dire la gestion des combustibles « usés » après qu’ils ont produit de l’énergie convertie en électricité pendant 3 ou 4 ans. Si aujourd’hui la majorité du combustible est issu de ressources minières, il y a encore des ressources utilisables dans le combustible usé. Elles peuvent être valorisées et utilisées dès aujourd’hui et le seront avec plus d’efficacité en déployant la technologie des réacteurs à neutrons rapides. A côté du cycle du combustible, la gestion des déchets et le démantèlement des réacteurs sont également des facteurs importants pour une bonne gestion du nucléaire. Dans tous ces domaines, la France est en position de leader international, et exporte ces services.
En effet, historiquement la France a construit une stratégie de long terme lui permettant l’accès à l’uranium (exploitation en France, puis exploration hors de nos frontières et exploitation dans d’autres pays – en particulier au Niger, puis au Canada et au Kazakhstan), la maîtrise souveraine de l’enrichissement, et le traitement et recyclage des combustibles usés pour compléter puis prendre le relai de ressources d’uranium finies.
Cette stratégie se justifiait d’abord par les besoins de sécurité nationale (arme nucléaire) et s’est étendue à la sécurité d’approvisionnement en énergie avec la montée en puissance rapide des réacteurs nucléaires pour produire de l’électricité en réponse à la crise du pétrole des années 70 et l’accélération du nucléaire électrogène (« plan Messmer ») – une autre composante de la sécurité et de la souveraineté nationale.
Les besoins en combustible se poursuivent tout au long de l’exploitation des réacteurs. Cette continuité, accompagnée d’une modernisation régulière des installations et une permanence dans la stratégie de recyclage, a permis à l’industrie française de maintenir une position de leader international. Une force ici à comparer au domaine des réacteurs où l’absence de construction pendant plusieurs décennies et l’inconstance des programmes de R/D résultent dans le retard que nous constatons aujourd’hui dans la compétition mondiale.
L’amont du cycle : de la mine à l’assemblage
L’uranium, minerai présent dans de nombreux pays, est la base du combustible nucléaire. Cet élément naturel comporte 0,7% d’un isotope fissile, c’est-à-dire qui pourra produire de de la chaleur dans le réacteur pour produire de l’électricité. Pour que les réacteurs de technologies actuelles fonctionnent bien, il faut augmenter cette proportion de 0,7% à environ 5% : c’est l’opération d’enrichissement.
La première étape du cycle sera de trouver des formations géologiques qui contiennent suffisamment d’uranium (phase d’exploration) puis de développer les gisements trouvés pour en extraire l’uranium (phase d’extraction qui peut se faire par diverses techniques minières). Il y a des gisements sur tous les continents. Parmi les principaux producteurs on peut citer le Kazakhstan, le Canada, le Niger, l’Australie. Selon les scénarios de développement de l’énergie nucléaire, il y a suffisamment de réserves minières, déjà identifiées ou probables, pour au moins 100 à 150 ans. Les prix fluctuent, mais étant donné que le prix de l’uranium ne représente que quelques % du prix de l’électricité nucléaire une augmentation forte du prix de l’uranium n’entraînerait pas une flambée des coûts de l’électricité. La France, à travers ORANO, est l’un des principaux acteurs mondiaux de l’uranium, avec un portefeuille minier diversifié et un programme d’exploration actif. Et la particularité d’être également un acteur majeur des étapes suivantes.
Les ressources d’uranium sont diversifiées dans le monde, y compris dans des pays politiquement et économiquement stables. La fluctuation du prix a peu d’impact sur le coût de l’électricité nucléaire. Il y a des réserves pour au moins 100 à 150 ans d’utilisation des réacteurs de technologie actuelle, ce qui ne sera pas suffisant quand le nucléaire continuera à jouer un rôle important dans un mix énergétique durable : le développement des réacteurs rapides qui permettront un recyclage efficace est indispensable et, compte tenu des échelles de temps techniques et règlementaires, ce développement ne peut attendre. |
Une fois cet uranium extrait, il faut l’enrichir pour augmenter la teneur en isotope fissile. Autant l’extraction de l’uranium fait appel à des technologies minières accessibles à de nombreux acteurs, autant l’enrichissement demande la maîtrise d’une technologie spécifique de pointe. Il y a plusieurs manières d’enrichir l’uranium, la technologie principale actuelle est l’enrichissement par centrifugation : en faisant tourner très vite l’uranium mis sous forme gazeuse, on peut séparer les différents « isotopes » et donc enrichir (augmenter la teneur) de l’isotope fissile dont on a besoin pour produire de l’énergie de 0,7% que l’on trouve dans la nature à 4,5% à 5%, voire plus. Il y a très peu de pays dans le monde qui maîtrisent cette technologie de pointe. Par ailleurs, cette technologie est utile pour le développement d’une arme nucléaire : en conséquence, les pays qui la possèdent ne souhaitent pas la diffuser pour limiter le risque de prolifération de l’arme nucléaire. La France fait partie de ce club très fermé qui maîtrise cette technologie. Les usines d’enrichissement françaises sont récentes et performantes. Elles servent le client français, EDF, et de nombreux clients étrangers.
Détail technique : pour enrichir il faut convertir le minerai solide en gaz, c’est l’étape de « conversion ». Là aussi, la France est un leader mondial dans un marché où il y a peu d’installations dans le monde.
L’enrichissement est une étape clé, la France est l’un des rares pays qui la maitrisent. |
La fabrication des assemblages combustibles
Le minerai d’uranium et l’enrichissement sont assimilables à des matières premières : tous les produits respectent les mêmes normes et sont identiques. A l’inverse, l’assemblage combustible est un produit de haute technologie qui doit répondre aux contraintes de fonctionnement dans un réacteur : sûreté, température, forte pression, … L’uranium enrichi va être « dé-converti » de son état de gaz en oxyde d’uranium. Cette poudre va être compactée sous forme de pastilles dures. C’est la partie active du combustible, celle qui contient l’uranium. Ces pastilles vont être mises dans des tubes faits d’un alliage très particulier, et ces tubes vont être regroupés dans un assemblage (typiquement 17x17 tubes dans un assemblage de forme carrée de 4 à 5 m de hauteur). Le combustible est essentiellement conçu par les équipes d’ingénieurs des entreprises qui conçoivent des réacteurs nucléaires. Dans ce segment là également, il y a donc peu d’entreprises capables de concevoir du combustible, un peu plus capables de le fabriquer. Le cœur d’un réacteur contient de l’ordre de 200 assemblages combustibles (un peu plus pour un gros réacteur comme l’EPR qui en contient 241), et ces assemblages sont généralement remplacés par tiers ou par quart tous les 18 mois ou tous les ans. Grâce à leur densité énergétique très élevée, il est physiquement facile de stocker des combustibles pour plusieurs années de production si on le désire.
Les assemblages de combustible sont des produits de haute technologie. La France est l’un des rares pays qui la maîtrisent. On peut facilement constituer des réserves de combustible permettant de produire de l’électricité pendant plusieurs années, renforçant la sécurité d’approvisionnement énergétique. |
L’aval du cycle : entreposage et recyclage
Après trois ou quatre ans dans le cœur du réacteur, le combustible a épuisé sa capacité à produire de l’énergie. Sa composition a été également modifiée lors des réactions nucléaires : il reste cependant de l’uranium (fissile et non-fissile) et il y a eu la création de plutonium, qui a un potentiel énergétique élevé, deux éléments qui sont récupérables pour faire de nouveaux combustibles. Il y a eu aussi la création de produits de fission et d’autres éléments, qui peuvent être soit très radioactifs soit rester plus faiblement radioactifs mais pendant des milliers d’année, soit stables (pas radioactifs). Le combustible qui est déchargé du réacteur est par ailleurs très chaud. Après cinq à dix ans de refroidissement, il devient possible de transporter le combustible usé, en utilisant des containeurs spécifiques conçus pour ne pas émettre de radioactivité à l’extérieur au delà de la limite des normes en vigueur et pour résister à des accidents graves (accident de train par exemple).
La première étape consiste à retirer le combustible du réacteur et à l’entreposer sur place, dans la « piscine » du réacteur, où il va rester et se refroidir pendant quelques années. Ensuite, le combustible peut être entreposé sans problèmes pendant plusieurs décennies soit dans la piscine du réacteur s’il y a de la place, soit dans des installations d’entreposages dédiées, sous eau dans de grandes piscines ou à sec dans des bunkers ou dans des conteneurs conçus spécifiquement à cet effet.
Le combustible, après son utilisation en réacteur, peut être entreposé de manière simple et dans de bonnes conditions de sûreté pendant très longtemps. L’industrie française est un acteur international majeur des solutions d’entreposage. |
Le combustible usé peut soit être considéré comme une ressource et être recyclé, ce qui est la politique adoptée en France, soit être considéré comme un déchet et stocké définitivement en l’état dans une installation de stockage géologique. On parle de cycle fermé (avec recyclage) ou de cycle ouvert.
Dans le cas du traitement des combustibles usés pour recyclage, les déchets résiduels représentent une petite fraction du volume et de la toxicité du combustible usé. Ils sont destinés à être stocké définitivement dans une installation de stockage géologique. Ces déchets sont conditionnés dans une forme physico-chimique optimisée pour cela (procédé de vitrification, le produit résultant étant similaire à de l’obsidienne). Dans un pays comme la France qui a choisi le recyclage, la quasi-totalité du combustible usé est donc entreposée pour seulement quelques années, alors que dans les pays qui ont choisi un cycle ouvert ou qui réfléchissent à leur stratégie, le combustible usé sera entreposé pour de nombreuses décennies avec ce que cela implique de surveillance et de réévaluation régulière de la sûreté des systèmes d’entreposage.
La France fait partie des rares pays au monde qui n’accumulent pas des quantités importantes de combustibles usés pendant de nombreuses décennies, grâce au retraitement et au conditionnement des déchets ultimes. La France est également l’un des quelques pays au monde qui ont une installation de stockage géologique pour les déchets de haute activité ou à vie longue à un stade avancé. |
La France recycle tous ses combustibles issus d’uranium minier, fabrique du combustible de recyclage dit MOX qui est utilisé à nouveau dans les mêmes réacteurs pour produire de l’électricité. Les combustibles MOX usés sont entreposés et seront recyclés ultérieurement. Pour encore mieux valoriser tous les produits du recyclage, il faut reprendre maintenant le développement des réacteurs à neutrons rapides qui les utilisent pleinement dans leurs combustibles. Cette technologie, qui est un domaine d’excellence de la France, permettra de continuer à produire une électricité décarbonée d’origine nucléaire pendant plusieurs siècles en substituant l’uranium de la mine, qui va se raréfier et probablement manquer aux alentours de la fin du siècle, par des ressources nationales (plutonium, uranium appauvri).
La France fait partie des quelques pays au monde qui maîtrisent et mettent en œuvre le recyclage des combustibles, et ce à une échelle industrielle. En outre, la France fait partie des rares pays qui ont un acquis opérationnel sur la technologie des réacteurs rapides, technologie dont le développement doit reprendre rapidement pour assurer le recyclage et les besoins en combustibles dès la fin du siècle. |
Christophe Xerri
Libre opinion : En faveur de la propulsion maritime nucléaire (01/08/2024)
A l'heure ou il faut décarboner l'énergie, il est un domaine qui reste parmi les plus critiques, tant pour l'émission de CO2 (3% des GES) que pour d'autres polluants (particules fines, oxydes de souffre et d'azote, suies,..) : le maritime.
Or parmi les solutions permettant de réduire significativement cette pollution, il en est une qui revient sur la scène : La propulsion nucléaire
L’idée est séduisante, et nullement utopique. Depuis des décennies des navires militaires (sous-marins, porte-avions et brise-glaces) utilisent l’énergie nucléaire pour leur propulsion. Il faut noter par ailleurs que le nombre de réacteurs de propulsion navale construit dans le monde depuis 1954 (environ 760 !) est supérieur au nombre de réacteurs de forte puissance. Le REX (Retour d’Expérience) est donc important pour ce type de réacteur.
La France serait particulièrement bien placée pour développer la propulsion navale commerciale dont le marché est sans commune mesure avec le marché militaire. Notre pays a l’expérience de la propulsion navale nucléaire avec son programme de sous-marins nucléaires et le porte-avion Charles de Gaulle (encadré).
Pour l’histoire : Au début des années 1960, le département de construction des piles du CEA (devenu depuis Technicatome) construit à Cadarache un « SMR naval » – nommé PAT (prototype à terre). C’est un REP fonctionnant à l’uranium fortement enrichi dans un premier temps, fourni par les USA – car la France ne dispose pas alors de capacité d’enrichissement – utilisant l’eau légère comme caloporteur-modérateur. Ensuite, il sera alimenté par de l’U enrichi à moins de 20%, permettant néanmoins d’alimenter un sous-marin pendant la moitié de sa durée de vie prévue. Il sera exploité jusqu’en 1992, et remplacé par la Chaufferie avancée prototype (CAT) en 1974, elle-même remplacée par le RNG (réacteur nouvelle génération) en 1989 (arrêté en 2005). En 2018, le « Réacteur d'essais à terre » (RES) entre en service à son tour pour les développements des filières de réacteurs embarqués. Sur la base de ces développements, deux séries de sous-marins nucléaires verront le jour : les SNA (sous-marins nucléaires d’attaque) dont cinq sont encore en service ; et les SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins) dont quatre sont en service (Le Triomphant étant le plus récent). Les SNA sont dédiés au combat sous-marin pour la protection des navires de guerre (porte-avions Charles-de-Gaulle...), et à la surveillance des fonds, notamment des câbles d’information numérique. Ils ne possèdent pas d’armes nucléaires. Les SNLE participent à la dissuasion française. |
Posséder une technologie de propulsion nucléaire navale est-il suffisant ?
L’autre atout de la France est de maîtriser la fabrication du combustible et son traitement après usage. La Hague possède déjà des installations de traitement des combustibles usés et devra à terme rapproché traiter les combustibles issus du SMR français (Nuward) ; un combustible peu différent de celui issu d’un réacteur embarqué – bien que ce dernier soit en général plus enrichi que celui des réacteurs électrogènes de puissance.
La Hague se situe à l’entrée de la Manche – un carrefour maritime desservant toute l’Europe du Nord-Ouest, voyant le transit de plus de 100 000 navires par an d’une jauge supérieure à 300 UMS*, parmi les plus gros !
*UMS (Universal Measurement System) : Unité de capacité de transport pour le transport maritime, exprimée en tonneaux (1 tonneau=100 ft3 soit 100 pieds cubes ou 2,83 m3).
En elle-même ; la propulsion nucléaire maritime commerciale possède des atouts logistiques et économiques évidents :
- Grande autonomie du navire (changement du combustible optimisé avec des cycles de 5-10 ans ou plus – certains réacteurs marins sont déjà conçus pour un cycle de plusieurs dizaines d’années, équivalant à la durée de vie des navires qu’ils équipent;
- Grande puissance dans la plage des SMR industriels (100-500 MWe) ; place occupée restreinte du réacteur, accroissant la capacité d’accueil de la cargaison ; permettant aussi de raccourcir la durée des transports, voire de contourner les zones de tensions internationales, et d’ouvrir de nouvelles voies maritimes en arctique grâce à la puissance accrue de la propulsion.
Quels sont les freins au développement de la propulsion nucléaire maritime ?
• Les ports (villes et pays) se sont jusqu’alors montrés réticents à accueillir des navires que les populations et/ou les Politiques jugeaient dangereux. Après le développement de quelques prototypes de cargo à propulsion nucléaire aux États-Unis, en Allemagne, au Japon, ce mode de propulsion a fait long feu. Un seul cargo reste en service à ce jour : Le Sevmorput (ci-contre) construit en Ukraine et possédé par une société russe. Il conviendrait de convertir les pays de transit, les transporteurs et leurs clients.
• L’exploitation d’un tel navire nécessite une équipe mieux formée – comprenant quelques techniciens et ingénieurs –plus coûteux que la main-d’œuvre à bas coût recrutée dans les pays sous-développés.
• Peu de pays sont capables de nucléariser les moteurs des navires (un avantage pour la France ?).
Des évolutions sont possibles
• Avec la prise de conscience de l’urgence climatique ; la mise en place de nouvelles taxes sur la pollution (taxe carbone) ; une demande sociétale pour des transports maritimes moins polluants – surtout dans les ports – une acceptation plus grande de l’énergie nucléaire, et la volonté politique des États en créant des partenariats internationaux devraient permettre de surmonter les obstacles au développement au transport maritime nucléaire.
• Côté combustible, la France possède tous les atouts pour le proposer en leasing. Elle le reprendrait après usage, et ferait son affaire du traitement et du stockage. Ce serait une première, séduisante pour les pays qui n’ont pas de chaîne logistique (supply chain) nucléaire et a fortiori de capacité de stockage des combustibles usés.
• La France peut y contribuer si elle réunit les moyens industriels et financiers (internationaux) nécessaires. Elle aura alors un grand rôle à jouer en proposant la création de la première SSNM (Station Service Nucléaire Maritime – sigle non enregistré !) à l’entrée de la Manche.
Gérard Mahaud
Fusion ou fission, l'avenir énergétique de l'humanité n'a pas de couleur politique (21/07/2024)
Cet avenir énergétique va nécessiter des décisions urgentes de notre nouvelle Assemblée Nationale.
La facture d'ITER[1] s'envole encore de 5 milliards d'euros (qui s'ajoutent aux 14 milliards déjà prévus). C'est ce que vient d'annoncer le directeur du projet international de fusion thermonucléaire qu'héberge la France à Cadarache (Bouches du Rhône).
L'énergie nous concerne tous. C'est le "sang" de toutes les activités humaines. Le projet ITER ne peut donc laisser indifférent, ni l’espoir que suscite cette énergie abondante à faible impact environnemental, ni son coût.
Cinq milliards de plus pour ITER, certes à partager entre les pays partenaires[2], c'est beaucoup. Surtout vu d'un pays endetté comme le nôtre et où certains citoyens ont déjà du mal à boucler les fins de mois.
Et pourtant, quand un petit pays comme la France dépense plusieurs centaines de milliards pour importer, subventionner, raccorder son solaire photovoltaïque, que représentent les "20 à 40 milliards d'euros" que pourraient coûter in fine ce projet, international, qui promet de fournir une "énergie inépuisable et sans émissions de CO2" ?
Nul doute qu'ITER doit être poursuivi ; c'est un projet plein d'espoir pour l'humanité ; le but est proche, la démonstration scientifique est quasi acquise et les premiers kilowattheures de fusion seront produits avant la fin du siècle, à condition que chaque citoyen de la planète y consacre les derniers euros encore nécessaires.
Mais la fusion ne doit pas faire oublier une autre urgence, celle de développer - bien plus vite encore - une autre énergie nucléaire, celle des réacteurs surgénérateurs de fission (de la famille de Superphenix), qui produira elle aussi une énergie tout aussi concentrée que la fusion (une fission d'atome d'uranium ou de plutonium fournissant un peu plus d'énergie qu'une fusion deuterium-tritium, et, dans les deux cas, des millions de fois plus que la combustion d'une molécule fossile ou de biocarburant).
Tout comme la fusion, cette fission du futur sera elle aussi "quasi inépuisable" (pouvant alimenter plusieurs milliers d'années une France devenu souveraine rien qu'avec son stock d'uranium appauvri déjà constitué, durée comparable aux milliers d'années de la fusion, celle qui tirera son tritium du lithium, son "combustible" indirect).
Opportunément, cet impératif de relancer urgemment notre programme de "fission à neutrons rapides" vient d'être rappelé par la Commission d'enquête parlementaire conduite par les sénateurs Montaugé et Delahaye dans leur rapport publié ce 4 juillet 2024.[3]
Cette urgence de construire rapidement des réacteurs surgénérateurs de fission s'appuyant sur notre acquis scientifique français n'est d'ailleurs pas que nationale. Elle est planétaire, car liée au risque de pénurie mondiale d'uranium naturel qui pourrait survenir avant la fin du siècle si la relance du nucléaire, nécessaire pour résoudre le dérèglement climatique, ne faisait appel qu'à des réacteurs du type actuel, dits de génération II et III (qui exploitent cent fois moins bien le potentiel énergétique de l'uranium que les futurs réacteurs de fission dits "rapides" ou de génération IV).
Et puis, outre sa capacité à fournir de l'électricité à l'humanité pendant des millénaires sans épuiser les ressources naturelles de la planète, l'énergie nucléaire (fission "rapide", et fusion) présente un autre intérêt majeur désormais bien connu : l'énergie atomique est celle qui génère le moins de CO2. Le nucléaire en produit notamment moins (pour citer un exemple parfois méconnu) que le solaire photovoltaïque[4]; ce qui n'empêchera pas le solaire de constituer une solution, certes imparfaite à cause de son intermittence et de sa forte consommation de matières et de ressources naturelles, mais une solution de transition en attendant le nucléaire du futur, bien plus durable et performant.
En conclusion : fusion ou fission ? Ce sont deux formes naturelles de l'énergie nucléaire, mises à notre disposition par la Nature et la physique. Ne les opposons pas. Puisque le climat, déjà déréglé, n'attend pas, finissons de développer et de financer la première (l'expérience de fusion ITER) mais industrialisons urgemment la seconde (les réacteurs futurs de fission à neutrons rapides) avant que l'uranium naturel ne s'épuise et que les autres pays, déjà engagés dans cette voie, ne le fassent avant la France qui fût un temps, avec Phenix, Superphénix et Astrid, un leader mondial de ce nucléaire du futur plein d'espoirs.
Jean-Luc Salanave
[1] ITER: International Thermonuclear Experimental Reactor
[2] Partenaires d'ITER: Union européenne des 27, Chine, Inde, Japon, Corée du Sud, Russie, États-Unis, Royaume Uni, Suisse.
[3] Voir: https://www.senat.fr/fileadmin/Structures_temporaires/commissions_d_enquete/CE_Electricite/Essentiel-CE_pour_transmission_communication_03-07.pdf et aussi https://www.academie-technologies.fr/wp-content/uploads/2024/06/241206_avis_nucleaire_durable.pdf; et encore: https://www.youtube.com/watch?v=aPWFm9hhRfg
[4]3,7gCO2/kWh pour le nucléaire contre 43,9 pour le solaire PV ; source ADEME: https://base-empreinte.ademe.fr/donnees/jeu-donnees