Croissance et Développement durable

sont-ils compatibles ou antinomiques ?

 

Quelques éléments de réponse par Bernard Lenail

(06 mars 2008)

 

Les internautes familiers du site savent combien nous cherchons à exprimer nos points de vue sur les questions d’énergie et d’environnement de façon mesurée et équilibrée. De façon à mieux susciter la réflexion, et au risque de passer pour un peu provocateur, abordons aujourd’hui un sujet qui pour n’être pas nouveau n’en est pas moins d’actualité: Y a t il compatibilité ou au contraire antinomie entre ‘croissance’ et ‘développement durable’ ? Deux évènements récents nous amènent à nous interroger.

 

En octobre dernier, le public et la presse applaudissaient en cœur le magnifique succès du « Grenelle de l’environnement ». Il est vrai que chacun après avoir craint une explosion du Forum, voyait celui-ci accoucher dans le consensus d’une foultitude de mesures emblématiques : pressions sur les industriels pour réduire les rejets de gaz à effet de serre, dispositions pour favoriser le transport ferroviaire et les transports collectifs, incitations fiscales pour amener les automobilistes à utiliser des voitures moins gourmandes, grandes déclarations sur l’amélioration de la qualité de l’isolation thermique dans l’habitat, encouragement au recours aux énergies renouvelables pour permettre de réduire celui aux énergies fossiles, faire que pour les productions agricoles l’accent soit porté plus sur la qualité que sur la quantité, réglementer l’utilisation des OGM, etc…sans que à aucun moment les conséquences économiques de tout cela n’aient été sérieusement abordées… On a même entendu certains clamer que, en protégeant la planète, on relancerait la croissance ! Ces derniers oubliaient sans doute que les enjeux (protection du climat, préservation des ressources et de l’environnement) exigent des réponses planétaires et non des réponses, certes sympathiques, mais locales.

 

Et voilà que trois mois plus tard, les mêmes poussent des cris quand Jacques Attali présente avec emphase son « Rapport pour libérer la croissance » : un rapport que l’on vilipende à qui mieux mieux sans l’avoir lu, alors qu’il reprend beaucoup de préconisations formulées par d’autres auparavant sans avoir suscité en leur temps de réactions de rejet ni entraîné de début d’application. Il est vrai que son principal auteur n’a rien fait pour s’attirer la bienveillance du public, des médias ou mêmes des responsables politiques : les propositions sont présentées comme des décisions à prendre toutes en bloc et tout de suite, sans même que l’effort soit fait de ‘les vendre’ à un public toujours rétif au changement et souvent porté spontanément à la critique systématique, voire violente. L’auteur a même eu la maladresse de recommander l’abandon du principe de précaution alors que ce n’est pas le principe qui fait problème mais son application à tort et à travers, sans précaution pourrait-on dire. Bref un rapport* qui comporte beaucoup de mesures raisonnables, mais qui seront sans doute difficiles à mettre en œuvre alors qu’il y urgence à ‘libérer la croissance’, à arrêter le déclin du pays et à juguler une paupérisation grandissante, mais un rapport qui n’a pas même cherché à montrer s’il était possible de concilier Croissance et Développement durable, long terme et court terme.

 

Il est certes difficile de concilier développement durable et croissance mais, sauf cataclysme économique, sociologique ou un évènement pire encore, le monde n’échappera pas aux choix difficiles auxquels cette conciliation inéluctable le condamne. 

 

Déjà, dans les années 70, le Club de Rome prônait la croissance zéro. Comme amplement démontré au cours des 30 dernières années, il est vain de chercher à imposer une sorte d’immobilisme global (ne faisons plus rien, ne consommons plus et tout ira pour le mieux). Chacun a pu constater combien une telle ligne défendue par les bons apôtres du développement durable –  ou plus exactement de la ‘régression durable’ comme l’a bien compris le bon peuple –  n’est pas tenable : il n’est pas réaliste de vouloir amener les ‘nantis’ à abandonner leur confort et persuader les ‘autres’ à abandonner l’espoir d’amélioration de leur condition. Si certains en doutent encore, ils n’ont qu’à considérer le développement inexorable des pays émergents et l’affolement des populations des pays développés à la perspective d’une panne de croissance ou du recul du pouvoir d’achat pour s’en convaincre.

 

Notre modeste association ne détient bien sûr pas la clef du problème, elle ne peut que rappeler quelques pistes :

 

-          Arrêter les gaspillages de tous ordres : le recyclage de toutes sortes de produits, et pas seulement les bouteilles vides, doit être encouragé de façon énergique voire imposé même s’il n’est pas gratuit, car il permet d’économiser des matières premières tout à fait essentielles, mais présentes sur terre en quantités limitées ;

 

-          Optimiser les consommations d’énergie en évitant à la fois gaspillage et dommages climatiques : les solutions sont connues de tous. Ce sont le solaire avec ou sans hydrogène et le nucléaire durable (surgénérateurs). Des solutions certes connues mais condamnées encore par un trop grand nombre au nom de l’économie pour la première et de convictions d’un autre âge pour la seconde…de sorte que la tendance est de privilégier le développement de certaines énergies renouvelables comme unique viatique avec, en tout premier lieu, la biomasse et l’éolien. L’éolien est particulièrement dans le vent alors que même ses défenseurs savent bien que, sauf à savoir stocker aisément et économiquement  l’électricité, son développement est extrêmement coûteux et son potentiel très limité. La biomasse est elle aussi fréquemment évoquée sans souligner que la biomasse comme elle est pratiquée aujourd’hui n’est pas spécialement bonne pour le climat et que son développement inconsidéré conduit à de graves dérèglements des marchés agro-alimentaires.

 

-          Juguler la hausse, puis réduire la consommation (essence et diesel) dans les transports routiers : la tendance observée au cours des 15 dernières années – hausse des consommations globales allant s’accélérant malgré les progrès sur les moteurs – montre que ce seul poste rend inaccessible tout objectif sérieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre. En outre contraindre les industriels sans contraindre les particuliers est stérile, sinon néfaste. Il convient donc de s’atteler à cette tâche d’autant plus tôt et avec d’autant plus de vigueur que les mesures adoptées ne produiront leurs effets que très progressivement :

 

1)     améliorer les transports en commun et donner envie aux usagers de les utiliser ;

2)     repenser l’habitat en évitant de le rendre encore plus dispersé qu’il ne l’est déjà ;

3)     réduire de façon importante le recours au transport lourd par route et autoroute alors que tant d’infrastructures mieux adaptées (rail et fleuves) existent et sont mal utilisées ;

4)     repenser radicalement le transport automobile : qu’attend-on pour faire pour l’automobile ce qu’on a fait pour le train il y a 30 ou 40 ans ? a-t-on oublié que la généralisation du train électrique a constitué un énorme  progrès ? dont le pays était fier au point que des messages publicitaires osaient glorifier le train électrique…non monsieur...nucléaire ! C’est un fait que le véhicule électrique peut être économique pour autant

- qu’il soit produit en grande série et qu’il ne contrarie pas les projets d’une industrie automobile florissante dans notre pays,

-  que personne ne cherche à le condamner au seul motif qu’il encourage la production nucléaire.

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Aujourd’hui qu’on sait fabriquer des véhicules fiables capables de faire plus de 100 km par jour sans recharger les batteries, à quoi sert-il de développer à grands frais des véhicules hybrides à peine meilleurs que les meilleurs véhicules modernes ou implanter un réseau de distribution de bio-carburants ?

 

-          S’atteler enfin à améliorer l’habitat, public et privé pour réduire les dépenses de chauffage grâce à une meilleure isolation. Le potentiel d’amélioration, donc d’économies, est ici gigantesque mais pas gratuit et prendra beaucoup de temps compte tenu que l’habitat se renouvelle en une cinquantaine d’années : raison de plus pour commencer vite d’autant que si le pays est un peu en retard dans ce domaine par rapport à certains de ses voisins il dispose de compétences industrielles de tout premier plan reconnues au niveau mondial.

 

Certaines de ces pistes sont en filigrane dans les conclusions du Grenelle mais les bons esprits réunis autour de Jacques Attali auraient sans doute pu continuer leur travail de réflexion quelques semaines afin de proposer non pas 300, mais 400 mesures pour changer la France. Il n’est guère douteux en effet que la mise en œuvre de beaucoup des points évoqués ci-dessus peut conduire à créer de l’activité et des ressources dans le pays, c'est-à-dire contribuer à relancer la croissance.

 

Rien de ce qui précède n’est original, rien n’est hors de portée, tout aurait pu être écrit sous la même forme il y a 10 ou 20 ans et pourtant très peu, sinon rien, n’a été fait alors que chacun constate les effets de la raréfaction des ressources et de la dégradation de l’environnement. Il y urgence et celà est de plus en plus reconnu, il reste aujourd’hui à passer à l’œuvre collectivement. Il ne s’agit pas de se lamenter ou de regretter le bon vieux temps, c’est aux grandes économies –  les Etats-Unis, l’Europe et les grandes puissances émergentes (Brésil, Inde et Chine) agissant de concert – de lancer des politiques ambitieuses et volontaristes propres à susciter l’enthousiasme. Pour peu que des règles équitables soient établies – il ne serait pas raisonnable de demander à tous, aux riches comme aux pauvres les mêmes efforts – le succès peut être au bout du chemin. On commence à voir aujourd’hui de tels efforts déployés en vue d’accord global pour l’après-Kyoto comportant les modulations nécessaires pour refléter les différences de situation entre pays signataires. Nous aurons prochainement l’occasion d’y revenir puisque Bruxelles a lancé la négociation en Europe du plan pour lutter contre le changement climatique et favoriser les sources d’énergie renouvelables (le plan 2 fois 20).

 

Dans un rapport au gouvernement anglais Nicolas Stern  avait indiqué en octobre 2006 que, si les actions étaient entreprises rapidement pour en limiter l’importance et les effets, le réchauffement climatique pourrait coûter 1% du PIB mondial mais beaucoup plus si les actions étaient inappropriées ou lancées avec retard. Aujourd’hui, dans un registre différent, c’est Koïchiro Matsuura, Directeur général de l’Unesco, qui publie une tribune dans le quotidien Le Figaro (29 janvier 2008) intitulée « Sauvons l’humanité ! Combinons croissance et développement durable ».

 

* Le lecteur désireux de se faire une opinion par lui-même pourra se procurer dans toutes les bonnes librairies ce rapport très facile à lire :

   300 décisions pour changer la France  de Jacques Attali (env 18€)