ARSCO . Louis Patarin
30 Janvier 2004
Les atomes radioactifs, naturels ou artificiels, disparaissent par transmutation spontanée suivant une loi physique naturelle. Ils ne se transforment en atomes stables qu’après une ou plusieurs désintégrations a ou b, suivies parfois d’un rayonnement g ( l’atome radioactif uranium 238 se transmute en atome stable plomb 206 après 8 désintégrations a et 6 désintégrations b , tous les atomes intermédiaires étant évidemment radioactifs) . On se préoccupe particulièrement des atomes radioactifs produits par l’électronucléaire qui restent durablement actifs et qui n’ayant pas d’usage deviennent des déchets.
La nature elle-même engendre aussi de tels déchets
radioactifs, par réaction nucléaire dans la haute atmosphère irradiée par le
rayonnement cosmique et par décroissance de l’uranium et du thorium du sol. Si
on rapproche les risques potentiels pour la vie liés aux atomes radioactifs
naturels ou artificiels, on peut voir qu’ils sont sensiblement comparables et
aussi que la nature montre un modèle de
solution pour s’en protéger. Les
longues chaînes de décroissance de l’uranium ou du thorium produisent des
radioéléments très actifs (par exemple le polonium 210, période de 138 jours)
et même certains de haute activité et de longue vie (par exemple le radium 226,
période de 1600 ans).La vie est protégée dans la nature par la dispersion très
grande des atomes actifs dans l’environnement, combinée pour ceux des chaînes U
et Th par leur confinement dans les roches.
C’est « naturellement » que l’on peut s’orienter vers ce modèle de solution pour la gestion des déchets radioactifs artificiels. C’est d’ailleurs la voie suivie par l’électronucléaire depuis son origine jusqu’à maintenant : certains radioéléments sont rejetés dans l’environnement dés lors que leur dispersion / dilution écarte tout impact significatif sur la vie (effluents liquides et gazeux), d’autres sont conditionnés sous forme solide et leur sort sera finalement réglé par enfouissement géologique profond.
Mais comme nous avons appris à maîtriser les réactions
nucléaires, nous disposons de moyens pour mettre en jeu une transmutation
artificielle. Peut-on faire mieux que la nature, par exemple en accélérant
la transmutation des déchets radioactifs pour en éliminer sinon réduire le
risque à très long terme ? Cette possibilité a été étudiée pendant des
années, jusqu’à une conclusion universellement négative vers 1980 (voir plus
loin : pourquoi le faire ?).
Dix ans plus tard l’étude a été réouverte, par le Japon d’abord (projet Oméga)
puis par la France (loi de 1991 pour la recherche sur la gestion des déchets
radioactifs).
Bien que la physique nucléaire offre toute une panoplie
de réactions nucléaires permettant de changer à volonté les noyaux des atomes
et par suite leurs caractéristiques de retour à la stabilité, par exemple
grâce aux accélérateurs de particules, en pratique à cause de l’importance
des masses à transmuter seul le recours aux neutrons des milieux multiplicateurs
peut être envisagé, c’est à dire qu’il faut faire appel à la réaction de fission
en chaîne dans un cœur de réacteur. Cette contrainte a évidemment l’inconvénient
de créer elle-même des déchets identiques à ceux dont on veut se débarrasser (
embarras du sapeur Camembert cherchant à faire disparaître des détritus en
creusant un trou dans la cour de caserne !). S’introduit ainsi un rendement
global plus ou moins intéressant selon les moyens neutroniques mis en œuvre,
pouvant conduire à répéter plusieurs fois le processus, cause de complexité,
coûts et délais.
Le premier point à examiner est la nature des atomes cibles, candidats pour la transmutation artificielle. On trouve deux grandes familles d’atomes « déchets » dans le combustible usé des réacteurs pour lesquels la transmutation est a priori à étudier :
-
Les
résidus ou produits de fission de longue vie ; ce sont des atomes faiblement
actifs (périodes de quelques centaines de milliers à des dizaines de millions d’années) émetteurs
b de faible énergie, peu « toxiques »
(par exemple le technétium 99 est caractérisé par un rapport dose efficace /
activité incorporée de 6,4 10-10 sievert / becquerel ), mais souvent « mobiles » dans l’environnement.
-
Les
transuraniens* produits de capture neutronique ; ce sont des atomes
souvent très actifs (périodes allant de 14 années à 2 millions d’années) émetteurs de rayonnement très énergétique, a et même neutrons pour certains**, très
« toxiques » (par exemple le plutonium 239 est caractérisé par un
rapport dose efficace / activité incorporée de 2,5 10-7 Sv / Bq ), mais peu mobiles dans l’environnement et fixés solidement dans les
milieux réducteurs comme les sols profonds.
* Sans récupération pour
valorisation par recyclage le plutonium reste un déchet comme les autres
transuraniens, et il représente alors environ 90 % de la radioactivité des
transurniens entre 100 et 200 000 ans.
** Le Pu 241 de 14 ans de période
est émetteur b.
Le second point à explorer est le comportement de ces atomes candidats dans les flux neutroniques :
-
Les
produits de fission de longue vie (Tc 99, I 129, Cs 135…) sont des « consommateurs »
nets de neutrons avec des sections efficaces de capture très petites ;
leur transmutation n’est pas facile et le coût en neutrons oblige à faire
un choix ; en outre il faut éviter ce faisant d’activer des isotopes
stables parfois mélangés aux cibles (exemple du césium).
-
Les
transuraniens (Np, Pu, Am, Cm) ont plusieurs isotopes (sauf le neptunium)
et leur ensemble offre des caractéristiques neutroniques très diverses. Un
avantage tient au caractère fissile de certains isotopes, notamment Pu 239
et 241 qui sont abondants, et qui contribuent ainsi à la multiplication des
neutrons tout en produisant de l’énergie. Beaucoup d’autres isotopes des transuraniens
réagissent avec les neutrons en donnant des captures. Seule la fission
aboutit à une transmutation satisfaisante qui ramène au problème des
produits de fission ; la capture neutronique crée par contre des noyaux
plus lourds, majoritairement non fissiles et plus radioactifs, si bien que
le processus lorsqu’il se répète dans plusieurs cycle d’irradiation
finit par produire de plus en plus de « scories radioactives »
(exemple Pu pairs, Am 241, Cm 244). La question clé est celle du rendement
fission / capture qui a tendance à s’effondrer quand on poursuit l’irradiation
neutronique. La situation est plutôt
meilleure en neutrons rapides, car on dispose d’un excès de neutrons disponibles
(quand on ne pratique pas la surgénération) et le rapport des sections efficaces
de fission et de capture est plus favorable qu’en neutrons thermiques. Mais
comme les sections efficaces sont nettement plus petites avec les neutrons
rapides, il est nécessaire d’atteindre des fluences élevées (doses d’irradiation),
ce qui allonge considérablement le processus de transmutation. On ne peut
éviter dans tous les cas le multirecyclage des transuraniens à transmuter,
avec sur le plan de la sûreté l’inconvénient de manipuler un inventaire important
tournant dans les installations nucléaires, usines et réacteurs.
Au delà de la physique comment envisage-t-on les
moyens industriels de transmutation artificielle ?
Les possibilités des réacteurs actuels, à neutrons
lents ou rapides, sont les premières étudiées, en considérant des parcs homogènes
ou mixtes. En théorie , avec un multirecyclage systématique de tous les éléments
à transmuter, de tels parcs pourraient réduire d’un facteur 100 la radiotoxicité
des déchets de longue vie, au prix d’un système complexe et probablement coûteux.
Les usines seraient adaptées pour fabriquer et retraiter des combustibles
non standards chargés en éléments à transmuter ainsi que des cibles diverses.
Un tel résultat ne peut être acquis que si tous les transuraniens sont transmutés,
c’est à dire fissionnés in fine, challenge particulièrement difficile pour
l’américium et encore plus pour le curium. Dans le cas français, en supposant
une production électronucléaire du niveau actuel, on calcule que l’inventaire
tournant de ces deux transuraniens monterait à environ 100 tonnes pour l’américium
et 10 tonnes pour le curium ! Ceux qui ont manipulé ces éléments, par
grammes, peuvent apprécier le défi.
Une réduction d’un facteur 100 n’est malheureusement
pas suffisante pour déclasser les déchets de haute activité et de longue vie,
et pour les rendre compatibles avec les stockages existants de surface. La
performance de transmutation reste effectivement bornée, d’une part par la
neutronique qui produit des réactions « parasites » aboutissant à des
noyaux lourds « scories » non transmutables dans un système
industriel, d’autre part par les pertes aux retraitements répétés.
Le chargement des cœurs des réacteurs actuels par des transuraniens introduit des perturbations neutroniques pénalisantes, même avec le plutonium très irradié. Les cœurs rapides sont mieux adaptés, mais ils ne sont pas exempts de contraintes liées aux transuraniens. C’est pourquoi on recherche des concepts nouveaux de réacteurs à vocation de transmutation. . Ceux–ci pourraient être installés en complément d’un parc classique . On a étudié les possibilités de réacteurs à haut flux ou de réacteurs rapides dédiés. La combinaison d’un accélérateur de protons de haute énergie (1 GeV) et d’un réacteur rapide sous critique a plus particulièrement retenu l’attention de nombreuses équipes de chercheurs : le couplage se fait par une puissante source de neutrons de spallation directement alimentée dans le cœur par le flux intense de protons. Grâce à ce pilotage externe de la réactivité, on espère s’affranchir des difficultés de contrôle rencontrées avec un cœur critique trop chargé en transuraniens divers. En Europe il existe quelques projets de réacteurs expérimentaux « hybrides » de ce type (projet MYRRHA en Belgique, et expérience TRADE de Carlo Rubbia en Italie). Mais si l’on veut rester raisonnable quant à la puissance de l’accélérateur il ne faut pas viser un niveau trop bas de la sous-criticité et alors on ne saurait pas dépasser industriellement 100 MWth pour des raisons de sûreté. C’est une bien forte limitation dont l’impact risque de laminer l’avantage attendu sur les réacteurs critiques.
Pourquoi le faire ?
La justification de la transmutation artificielle des déchets radioactifs n’est pas à l’ordre du jour. Dans le jugement de 1980 (Rapport final d’Oak Ridge aux Etats Unis, position de l’OCDE/AEN) elle avait abouti à un échec complet : il n’était pas apparu avantageux de transmuter les déchets radioactifs sur le plan de la radioprotection, le gain à la fois lointain et hypothétique étant compensé par un détriment à court terme et certain ; s’y ajoutait une appréciation peu favorable de la faisabilité industrielle et des coûts supplémentaires.
Aujourd’hui les études ont été reprises dans le but
d’éclairer à nouveau la question scientifique et de revoir les perspectives de
faisabilité industrielle suite au succès récent du retraitement et dans le
cadre d’un nucléaire futur. Il n’empêche que dans un deuxième temps il sera
inévitable d’approfondir la justification de la transmutation artificielle des
déchets, même sur le plan scientifique pour mieux cerner l’avantage effectif
par l’évaluation poussée du risque des déchets à long terme.
Il est intéressant de faire quelques observations
sur les motifs qui servent jusqu’à maintenant de justification aux efforts
considérables de recherche, notamment dans notre pays.
Le premier motif est strictement politique : il
s’agit d’explorer toutes les voies qui pourraient contribuer à réduire
l’inventaire de la radioactivité des déchets radioactifs, de façon à faciliter
l’adhésion la plus large possible des citoyens à la gestion finale de ces
déchets.
Le second motif est trouvé dans une définition sommaire
des objectifs par les responsables des recherches, définition qui ne se réfère
aussi qu’au seul inventaire (étude limitée à la « source »). Le
gain visé par la transmutation est calculé en terme de radioactivité ou de
radiotoxité de l’inventaire restant jusqu’à environ un million d’années.
Mas la justification véritable est autrement
difficile à appréhender : il s’agit de passer de l’inventaire – la source
– à l’impact radiologique dans les conditions des différentes solutions de
gestion des déchets radioactifs. C’est une étude complexe car elle fait appel
aux sciences de l’ingénieur (problèmes de conditionnement), aux sciences de la
terre et de l’environnement (problèmes de confinement géologique et de
migration), et enfin aux sciences de la vie (problèmes de biocinétique et de
toxicité des contaminants radioactifs). C’est pourtant une étude obligatoire
pour les recherches dédiées au stockage géologique. Pourquoi ne tient-on pas encore compte des progrès dans ce cadre pour
étudier la justification de la transmutation ? Serait-ce parce que la
performance du confinement géologique qui se confirme de plus en plus, à
l’échelle mondiale, enlève tout intérêt à la transmutation ?
Déjà on obtient par les études d’impact du stockage
géologique des indications sur les risques comparés à long terme des cibles potentielles de la transmutation :
les produits de fission de longue vie dont la toxicité ????A?º?? est toujours
extrêmement faible vis à vis de celle des transuraniens auront un impact bien
plus précoce que celui des transuraniens durablement bloqués dans le sol.
Le niveau de ces impacts dépendra évidemment de la qualité du stockage. Il
pourrait se situer bien en dessous de l’impact radiologique naturel, si le
développement des recherches, notamment dans les laboratoires souterrains,
confirme les tendances évaluées aujourd’hui. On irait alors à un nouvel échec
pour justifier la transmutation.
On oublie trop souvent que l’électronucléaire d’aujourd’hui sait déjà mettre en œuvre une solution qui réalise la plus grande part du gain recherché par la transmutation systématique, ceci grâce au retraitement du combustible usé et au recyclage du plutonium. Ce qui peut être fait avec le transuranien majeur qu’est le plutonium, doit servir de leçon pour se faire une idée des difficultés de toute nature (industrielles, économiques, et même politiques) à surmonter pour étendre la transmutation aux autres transuraniens.
En se référant au seul inventaire, il est notable que
le retraitement en séparant le plutonium soustrait plus de 90 % de la radiotoxicité des déchets
de longue vie. Pour que ce gain soit réel il ne faut pas renvoyer ultérieurement le plutonium aux déchets, mais
essayer de le fissionner en le retournant dans le cœur des réacteurs. Malgré
ses caractéristiques neutroniques favorables le plutonium ne donne pas un
rendement de fission / capture totalement satisfaisant. Quand on le recycle
une seule fois dans les réacteurs à eau (via le combustible MOX comme EDF
le pratique), le bilan en terme d’inventaire radiotoxique des déchets n’est
pas enthousiasmant, car la disparition partielle du plutonium est presque
compensée par la génération supplémentaire
de transuraniens mineurs. Dans les réacteurs à neutrons rapides ce
bilan est meilleur, car tous les isotopes de plutonium sont plus ou moins
fissionnables ; et on peut viser, en favorisant la transmutation par rapport à la surgénération dans l’emploi des
neutrons, un gain effectif d’un rapport de 5 à 10 après plusieurs recyclages
– résultat remarquable qui représente
80 à 90 % d’une transmutation idéale des transuraniens dans leur ensemble.
Mais chacun connaît le temps que dure un recyclage, l’inventaire tournant
de plutonium à rendre disponible et le prix à payer pour installer tout un
parc de réacteurs rapides avec les usines du cycle correspondant. Il est inutile
de rappeler en outre ce qu’il advient quand la politique change…
Si l’on se réfère à l’impact des déchets conditionnés
et stockés géologiquement, le retraitement complété par la vitrification de
tous les déchets de haute activité et de longue vie est une solution à laquelle
doivent se comparer toutes les stratégies futures et bien évidemment la transmutation
systématique. Dans les usines de retraitement modernes, comme celles de La
Hague, les produits de fission et les transuraniens destinés aux déchets sont
extraits très efficacement et ensuite fixés dans une matrice vitreuse quasi
- inaltérable . Il sera difficile, et probab ????A?º??lement inutile, de
faire mieux en terme d’impact radiologique à long terme.
La transmutation des déchets radioactifs, si elle
s’installe un jour, demandera une somme d’efforts considérables, scientifiques
et industriels, dans un cadre d’une grande complexité de moyens. Elle n’aura de
résultats que si elle dispose de la durée( un siècle au moins) , donc de la
continuité politique et sociétale, même en cas d’arrêt de l’électronucléaire.
Ce serait un choix qui engagerait plusieurs générations.
Un soutien
international large et une économie puissante de l’énergie nucléaire
sont des conditions indispensables pour qu’une telle stratégie puisse prendre
son essor.
Mais la concurrence sera rude. Bien des pays
s’engagent vers le stockage géologique direct de leurs combustibles usés
(notamment ceux qui envisagent l’arrêt de leurs centrales nucléaires comme la
Suède ou l’Allemagne) et ils espèrent montrer que c’est possible avec une
solide garantie. Les pays qui pratiquent le retraitement et n’envisagent pas
d’abandonner le plutonium dans les déchets réalisent déjà largement les
objectifs de la transmutation .
Une décision idéologique est toujours possible, elle
pourrait coûter très cher à l’énergie nucléaire.