La stabilité des réseaux synchronisés, en plus de l'équilibre consommation-production, nécessite le contrôle strict de la fréquence et de la tension et la constitution des réserves correspondantes. Les énergies intermittentes, aléatoires et dépourvues d'inertie, peuvent-elles participer à cette stabilité ?. |
Avertissement :
Les phénomènes électromagnétiques intervenant dans le fonctionnement de plusieurs alternateurs ou moteurs couplés sur un même réseau sont complexes et leur explication nécessiterait des développements importants hors de propos ici. Certains pourront trouver les lignes ci-dessous trop simplificatrices, ils pourront se reporter à la bibliographie en fin d'article pour des explications plus complètes.
Zones synchrones
Le réseau électrique européen, géré depuis 2008 par l’ENTSO-E (European Network of Transmission System Operators for Electricity), regroupe 42 gestionnaires de transport d’électricité de 35 pays (au-delà de l’Europe). Il reçoit l’électricité d’installations totalisant une puissance installée de près de 1.2 millions de MW (équivalente à 1 200 réacteurs de 1 000 MW chacun) répartis sur 5 zones synchrones et 2 zones isolées (Chypre et Islande). La zone la plus importante, ‘’Europe continentale’’ regroupe pratiquement toute l’Europe depuis la Roumanie et la Bulgarie jusqu’au Portugal. Sur chaque zone synchrone, des centaines de milliers de machines, alternateurs et moteurs, tournent à l’unisson, calés de manière parfaite sur la fréquence unifiée de 50 Hz (la tension passe par un maximum et un minimum 50 fois par seconde) et une tension également unifiée de 400 kV pour les lignes à grande distance. Le réseau français fait partie de la zone synchrone ‘’Europe continentale’’ dont la stabilité dépend en partie de la stabilité du réseau français.
L’avantage des zones synchrones est la mise en commun des capacités de production et des réserves, permettant des économies de coûts et une assistance mutuelle en cas de perturbations, en particulier des coûts de puissance de réserve moins élevés. Mais ceci nécessite, comme l’électricité ne se stocke pas, un équilibre parfait à chaque instant entre la production et la consommation sur l’ensemble de la zone synchrone, se traduisant par la constance à la fois de la fréquence et de la tension. Les écarts admissibles sur ces deux grandeurs sont faibles (±1% en normal, ±2% en ultime pour la fréquence, ±5% pour le 400 kV) et une sortie du domaine admissible peut se traduire par un effondrement général du réseau dont la reconstitution, par couplage successif des générateurs entrainant un accroissement progressif de la zone synchronisée, peut prendre du temps, pendant lequel des millions d’utilisateurs industriels ou particuliers peuvent être privés d’électricité avec un coût économique et social considérable.
Il est donc impératif que des moyens adéquats soient mis en place pour maintenir ces paramètres dans leur plage acceptable lors de toute variation de l’équilibre production-consommation (arrêt ou mise en route, volontaire ou non, d’un gros producteur ou d’un gros consommateur, rupture d’une ligne de transport, ouverture d’un disjoncteur par surtension ou coup de foudre, etc.), variations complètement aléatoires que le gestionnaire de transport n’a aucun moyen de maitriser.
De quels moyens dispose-t-on pour contenir la fréquence et la tension dans un système pilotable classique ?
Par système pilotable, on entend une centrale dont on peut faire varier la puissance à volonté dans de grandes proportions, telles qu’une centrale hydraulique, à moteur thermique ou à vapeur (qu’elle soit à charbon, à fuel, au gaz ou nucléaire).
On dispose d’abord d’un réglage de puissance par variation de l’admission de vapeur ou d’eau sur les turbines qui joue sur le régime de la turbine, donc en premier lieu sur la fréquence, mais aussi au second degré sur la tension. On dispose ensuite d’un moyen électromagnétique par la variation du courant d’excitation de l’alternateur qui permet d'ajuster la tension à régime constant de l’alternateur.
L'énorme inertie de machines tournantes est néccessaire à la stabilité du réseau |
On dispose aussi d’un niveau totalement automatique sans qu’il soit nécessaire d’installer un dispositif particulier et sans aucune intervention des opérateurs. Il est constitué par l’inertie très importante des machines tournantes qui emmagasine une énergie considérable. Un appel supplémentaire de puissance sur le réseau provoque un ralentissement de ces machines qui libère une énergie réinjectée sur le réseau (de la même manière qu’un TGV très lourd ayant emmagasiné de l’énergie en prenant de la vitesse sur le plat peut, au prix d’un ralentissement, monter sur son élan des côtes sur lesquelles il ne pourrait pas démarrer). Ceci ne permet pas de compenser un déficit permanent, mais en amortissant une variation de puissance, donne du temps pour mettre en œuvre des moyens actifs qui, bien que rapides, ne sont pas aussi instantanés que cette restitution d’énergie. C’est un élément essentiel de la stabilité des réseaux qui peut à lui seul amortir de petites oscillations résiduelles. Son absence sur de petits réseaux (îles par exemple) comportant peu de moteurs industriels alimentés rend ceux-ci très instables et sujets à des coupures générales fréquentes.
Comment ces moyens sont-ils mis en œuvre ?
Regardons d’abord pour ce qui est de la fréquence.
On constitue d’abord à l’avance une réserve primaire sur un certain nombre de générateurs identifiées, choisis parmi ceux de forte puissance, dont on limite volontairement la puissance à une valeur relativement peu éloignée de la puissance maximale, typiquement 95 à 98% de la puissance maximale, suivant la taille de la machine. (Les exploitants de ces machines ont l’obligation de participer mais ils sont dédommagés pour ce service). Si la fréquence (donc le régime de rotation du générateur) chute sur un appel de puissance supplémentaire ou une baisse de production, l’équivalent d’un simple régulateur centrifuge commande automatiquement un supplément d’ouverture de la vanne d’admission de vapeur ou d’eau qui augmente localement la puissance et permet de limiter ou d’annuler la chute de fréquence de manière très rapide, le temps que le débit de vapeur ou d’eau s’établisse et remonte le régime, en tout état de cause contractuellement en moins de 30 secondes. Les manœuvres inverses s’exécutent, dans des limites prédéfinies, si la fréquence augmente.
Cette réserve ne peut compenser que des perturbations dont l’ordre de grandeur est au maximum celui de la puissance pour laquelle elle a été dimensionnée, qui n’est pas très élevée (en France, environ 300 MW sont mobilisables en moins de 15 secondes et 300 MW supplémentaires sont mobilisables en moins de 30 secondes, quote-part nationale pour faire face à un aléa européen de 3 000 MW, arrêt hypothétique simultané de deux gros réacteurs nucléaires).
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Pour le cas où la perturbation serait supérieure et pour laquelle la fréquence n’aurait pas pu être rétablie, on établit à l’avance une réserve secondaire : on mobilise (obligatoire moyennant financement) au niveau d’une région ou d’une nation un certain nombre de générateurs en attente prêts à démarrer (en température à puissance nulle pour des centrales à vapeur, en eau pour des centrales hydrauliques)
Un automate calcule en permanence la puissance nécessaire pour ramener en moins de 15 minutes la fréquence à sa valeur nominale et les transits internationaux à leur valeur nominale s’ils ont été sollicités. Il commande à distance le démarrage des groupes nécessaires. Son intervention permet en principe de reconstituer la réserve primaire de manière à pouvoir faire face à une éventuelle seconde perturbation. De la même manière que la réserve primaire, la réserve secondaire ne peut compenser que des perturbations dont l’ordre de grandeur est au maximum celui de la puissance pour laquelle elle a été dimensionnée. (En France entre 500 et 1200 MW sont mobilisables entre 30 secondes et 15 minutes.)
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Si la réserve est suffisante, la fréquence est revenue à la normale après l’intervention de cette réserve, si ce n’est pas le cas, il est nécessaire de faire appel à la réserve tertiaire qui est un mécanisme d’ajustement fondé sur des contrats sur appels d’offre en principe annuels avec des producteurs qui doivent pouvoir mobiliser la puissance souscrite, suivant le cas en moins de 15 ou de 30 minutes, ou des consommateurs qui peuvent effacer leur consommation pendant des durées sensibles. À la différence des deux autres, cette réserve n’est pas automatique, elle est déclenchée par intervention manuelle des opérateurs en local, sur ordre transmis par le dispatching national. Son intervention permet en principe de reconstituer la réserve secondaire. Seule la réserve tertiaire remplace durablement la puissance manquante pour un fort déficit. Elle est en France d’environ 1 000 MW mobilisables en moins de 15 minutes et 500 MW supplémentaires mobilisables en moins de 30 minutes.
Pour ce qui est de la tension, il y a également trois niveaux :
Le réglage primaire est local, la tension est mesurée en permanence et un automate ajuste sans intervention la tension d’excitation de l’alternateur pour que la tension du réseau reste constante. C’est un moyen très simple qui utilise les propriétés électromagnétiques intrinsèques des alternateurs. (En fait, pour augmenter la tension, on diminue la puissance réactive et on augmente le cosinus phi, mais nous laisserons ces explications complexes aux spécialistes.) La plage d’ajustement est assez réduite et ne peut compenser que des variations de tension relativement faibles.
Si la perturbation est plus forte, il est nécessaire de faire appel à un réglage secondaire qui opère au niveau national. Plusieurs points-pilotes équipés de groupes réglants permettant une plus grande amplitude de réglage sont choisis pour être la référence de tension dans une sous-région. Les automates du dispatching national calculent en permanence la tension d’excitation nécessaire pour que ces groupes ramènent la tension du réseau à sa valeur nominale et télécommandent sa variation sans intervention manuelle.
Si cette intervention n’est pas suffisante, on fait appel au réglage tertiaire, manuel, sur ordre transmis par le dispatching à partir des disponibilités constatées en temps réel sur l’ensemble de la zone.
En cas de perturbations très importantes, si ces interventions ne sont pas suffisantes, les protections automatiques sont conçues pour tenter d’isoler (on parle d’ilotage) la sous-zone perturbée et à y interrompre la production (black-out), pour protéger les autres sous-zones. En dernier ressort, c’est l’ensemble de la zone qui est mis hors service comme lors de l’incident du 4 novembre 2006 lorsqu’un ferry a coupé une ligne à haute tension dont le transit était indispensable à l’équilibre entre des zones en surproduction et des zones en surconsommation (voir diapositive 1 de ce document). On appelle marge d’exploitation la puissance somme de la réserve tertiaire et de la moitié de la bande de réglage de fréquence secondaire. La marge d’exploitation du parc de production français peut dépasser 6 GW. Donc l’équivalent de 6 réacteurs moyens de 1 GW chacun sont en permanence mobilisés (ou plutôt immobilisés, puisque leur puissance n’est pas appelée en temps normal) pour servir de réserve en cas d’aléa national ou international. Ceci a évidemment un coût, mais il est minime par rapport à celui d’un black-out généralisé.
Quels sont les apports possibles des énergies intermittentes à la stabilité d’un réseau ?
Les éoliennes fournissent un courant alternatif de fréquence et de tension variable et les panneaux photovoltaïques (PV) du courant continu. Aucun des deux ne peut donc être directement couplé à un réseau alternatif synchronisé. Les progrès de l’électronique ont aujourd’hui permis de résoudre ce problème qui a longtemps limité l’utilisation de l’éolien et du PV à des usages purement locaux. Dans des ‘’onduleurs’’, le courant est haché en petits paquets (par des thyristors ou analogues pilotés par des microprocesseurs), portés à la tension convenable dans des transformateurs, puis regroupés pour reconstituer les ondulations du courant alternatif, ce qui permet de réinjecter la puissance sur le réseau.
Alors que les forces électromagnétiques solidarisent physiquement deux machines tournantes connectés au même réseau, ce qui fait que chacune d’elles participe passivement au réglage primaire de fréquence (450 MW/Hz pour un groupe de réacteur 900 MW français), comme il n’y a aucun couplage donc aucun signal de fréquence échangé entre le générateur et le réseau pour les énergies intermittentes, la participation de celles-ci au réglage primaire est réduite à néant.
L’inertie mécanique du PV est nulle, celle de l’éolien ne l’est pas, mais faute de couplage direct avec le réseau, cette inertie n’est pas ‘’vue’’ par le réseau et ne peut pas intervenir lors de perturbations.
Enfin, pas plus le PV que l’éolien ne sont pilotables, c’est-à-dire qu’on ne peut pas faire varier leur puissance à volonté. Une éolienne ou un PV délivrent la puissance qu’ils peuvent délivrer en fonction du vent ou de l’ensoleillement, on ne peut pas les limiter à 95% de leur puissance pour pouvoir exploiter cette réserve en cas de besoin. On pourrait imaginer, en tout ou rien, de disposer d’éoliennes ou de PV en attente et de les connecter si nécessaire en tant que réserve primaire ou secondaire. Malheureusement la puissance qu’ils peuvent délivrer est totalement aléatoire (il faut qu’il y ait du vent ou du soleil au bon moment) alors que les réserves, tant primaires que secondaires ne sont effectives que si leur puissance est garantie quelle que soit l’heure et les conditions météorologiques. Donc aucune contribution des énergies intermittentes aux indispensables réserves n’est possible.
La seule possibilité, et seulement si la fréquence du réseau est trop élevée, est la déconnexion automatique pure et simple des générateurs intermittents. Ce n’est pas rien, c’est encore heureux pour pouvoir éviter les détériorations de matériel, mais ce n’est largement pas suffisant pour participer efficacement à la stabilité du réseau. Et ce n’est pas sans problème, lors de l’incident de novembre 2006, la zone nord est était en surcapacité d’éolien, toute la zone est tombée. L’éolien étant structurellement prioritaire s’est reconnecté de lui-même, entrainant à nouveau sa déconnexion et empêchant la reconstitution du réseau à partir de sources pilotables. Cet enchainement s’est renouvelé plusieurs fois et a retardé la reconstitution du réseau dans cette zone qui a été la dernière à être remise en service.
Pour ce qui est de la tension, les onduleurs peuvent être adaptés pour faire varier la puissance à fréquence constante. Mais la plage de variation possible est limitée et c’est une complication qui nuit à la fiabilité sans résoudre tous les problèmes. Le démarrage des gros moteurs est problématique, les onduleurs étant limités en courant instantané (l’appel de courant sur un moteur arrêté avant qu’il n’ait commencé à tourner est considérable, on parle de courant de court-circuit).
Étant dépourvus de toutes les possibilités de variation commandée qui sont l’apanage des générateurs pilotables, tant le PV que l’éolien ne peuvent en aucun cas participer aux réglages nécessaires à la stabilité du réseau.
On se demande donc comment feraient ceux qui prétendent qu’on peut se passer de centrales à vapeur, en particulier nucléaires et de leurs alternateurs !
L’introduction d’éolien ou de PV sur le réseau ne diminue pas le besoin de puissance de réglage (qu’elle soit primaire, secondaire ou tertiaire), bien au contraire puisque leur intermittence nécessite des interventions plus fréquentes et/ou plus fortes (passage momentané d’un nuage sur une centrale PV en plein soleil ou déclenchement d’un parc éolien sur vent violent).
Mais il y a pire, le besoin de réglage inchangé va se concentrer sur un nombre de machines plus restreint (en nombre suffisant, sinon la stabilité n’est même pas possible), en brider la production pour constituer les réserves et donc en diminuer la rentabilité.
Les taux instantanés critiques de puissance installée pour les énergies intermittentes dépendent de nombreux paramètres, mais ils sont d’autant plus faibles que la demande est plus faible, ceci étant dû principalement au fait que l’inertie mécanique du réseau diminue, tant du côté consommation (moins de moteurs en service) que du côté production (moins d’alternateurs en service). Pour une demande très faible en France (< 250 MW), les instabilités pourraient se manifester dès 25% d’énergie non pilotable.
Conclusion
Les énergies intermittentes PV et éolien, dépourvues d’inertie, non pilotables et incapables de fournir une réserve fiable, ne peuvent avoir la moindre contribution positive à la stabilité du réseau, au contraire, plus elles sont présentes, plus la stabilité de celui-ci est dégradée et plus le risque de black-out augmente.
Références
Biblio :
- Incident réseau 2006 Electrabel Diapositive 1 (ulg.ac.be)
- Stabilité des réseaux électriques (Electrosup) Stabilité des réseaux électriques (electrosup.com)
- La gestion de l’équilibre du système électrique (OIE-CRE) https://observatoire-electricite.fr/IMG/pdf/oie_-_fiche_pedago_flexi_avril_2017.pdf
- Les contraintes d’équilibre des réseaux Georges SAPY. 11-12-Sapy _Creusot2016_stabilite-reseaux.pdf (sauvonsleclimat.org)
La théorie
- Réglage de la fréquence dans les réseaux interconnectés R.MEYER https://www.shf-lhb.org/articles/lhb/pdf/1956/07/lhb1956047.pdf
2021/04